IV
Un des aides debout à côté du Bourguignon qui portait le bâton blanc jeta, avec impatience : « Êtes-vous sourde, femme ? Le conseil attend ! »
Secouée, elle tourna la tête et se retrouva au milieu d’hommes d’armes qui juraient, redressaient leurs épaules, commençaient à bouger. Elle procéda au changement mental d’attitude nécessaire pour comprendre que la violence menaçait – surtout maintenant ; surtout après l’intervention de Caracci. Elle adressa un signe de tête à l’adresse de Geraint, l’observant tandis qu’avec ses prévôts il remettait de l’ordre dans les lances.
« Fi de garce ! » bougonna Anselm, aussi décontenancé, d’après le ton de sa voix, que Cendres elle-même.
Le chef des officiers bourguignons – Joussey ? Jonvelle ? – prononça en français quelques mots secs de condamnation envers ses compagnons. D’un haussement d’épaules, il adressa à Cendres une ébauche d’excuse très peu protocolaire. Son expression, pour autant que Cendres pouvait la déchiffrer dans la salle mal éclairée, dotée d’un haut plafond, était gênée. Il la toisa, de pied en cap.
« Il n’a pas tort », déclara Cendres sur un ton sombre.
Les torrents de pluie de la nuit précédente assombrissaient encore le velours bleu et les sangles en daim de sa brigandine. Elle baissa les yeux vers les hautes heuses liées aux revers de son justaucorps, et la boue qui séchait dessus, en une croûte noire. Un instant, elle se sentit nue sans ses cuissardes et ses grèves – sans son armure – puis elle prit également conscience que les clous à tête de bronze de sa brigandine étaient ternes, et que sa salade (que Rickard ramassa, en rougissant) était maculée d’orange et de brun par la rouille.
« Trouve-moi une épée, demanda abruptement Cendres.
— Et le reste… » Robert Anselm lui jeta un coup d’œil pour la jauger, adressant déjà un signe à l’un de ses écuyers. Le gamin revint de l’autre bout de la salle, les bras chargés de sangles, d’un fourreau et d’une épée.
« Arme-moi. » Anselm se dépouilla de sa cotte et se tint avec les bras tendus, tandis que ses pages passaient les aiguillettes, assuraient la protection de ses jambes et ajustait une cuirasse sur son gambison. Comme s’ils n’étaient pas là, il inspecta les hommes d’armes, et finit par fixer son regard sur le maître artilleur. Il montra les dents. « Tony ! »
Angelotti, agenouillé près d’un seau, leva la tête et rejeta en arrière une masse de cheveux dorés et trempés, éclaboussant d’eau sale ses propres écuyers. Son visage était un peu plus propre, gardant quelques traces de son odyssée dans la boue, la pluie et la neige fondante. Il considéra d’abord Anselm, puis les Bourguignons, fit la grimace et bougonna quelque chose de mélodieux et d’ordurier.
« Ouais, ouais. Je te connais, va. Tu as des affaires propres dans ton paquetage, bien emballées au sec. Pas vrai ? » Robert Anselm flanqua un coup de soleret dans l’équipement de l’artilleur italien, tandis que ses pages laçaient ses défenses de bras sur son gambison visiblement réparé depuis peu. « Tu fais à peu près la même taille qu’elle. Ton pourpoint. Celui que tu portes toujours pour aller draguer… Tu as réussi à le ramener d’Afrique du Nord ? »
Cendres se plaqua la main sur la bouche, sentant soudain un sourire sous sa paume. Angelotti s’agenouilla, déballa un paquet en cuir et en peaux cirées, se leva et se retourna, un vêtement sur les bras.
Une cotte en soie blanche damassée. Immaculée. Doublée sur son col haut, ses revers et les crevés de ses manches par les gris – doux et variés – d’une fourrure de loup.
« On peut pas laisser sortir la patronne habillée comme une merde, déclara Anselm en lançant aux Bourguignons un sourire à déclencher des bagarres. Pas vrai, Tony ? Elle ferait honte au Lion. »
De longues minutes s’écoulèrent, tandis que les officiers bourguignons attendaient docilement. Deux pages lui brossèrent les bottes, Rickard fixa les aiguillettes et boutonna la cotte immaculée sur la brigandine crasseuse, avant d’appeler un de ses camarades pour qu’il lui prête la salade polie d’un archer. Il frisa avec dextérité un ruban de soie bleue et jaune autour du casque à visage découvert, et planta un plumet blanc dans le réceptacle.
La douce fourrure de loup doublant le col d’Angelotti caressa la joue balafrée de Cendres.
« Épée ! » Anselm fit signe à son écuyer d’avancer. Cendres leva automatiquement les bras pour que celui-ci s’agenouille à ses côtés.
Anselm tendit le bras et prit l’arme des mains du jeune garçon, dégageant délibérément une présence physique emphatique, qui le définissait toujours, avant tout le reste, dans l’esprit de Cendres.
Il avança d’un pas et s’agenouilla sur les dalles devant elle – un homme en armure, à présent, casque et gantelets exceptés. Il entreprit de boucler le baudrier autour de la taille de Cendres, sur le pourpoint éclatant.
Elle baissa la main, rencontrant une poignée d’une main et demie : du velours bleu lié de fil d’or. Elle toucha les cannelures d’un pommeau et d’une garde en airain torsadé, au métal poli au point d’y avoir gagné un éclat profond et lumineux.
« C’est ta meilleure épée, Robert.
— Je porterai l’autre. » Il assura une boucle en place, fit passer avec doigté la langue de la ceinture sur elle-même pour la nouer, et laissa la sangle de velours bleu, cloutée de têtes en bronze, pendre sur les revers plissés en damas blanc de la cotte de Cendres. « Tu n’es plus à Neuss, là, ma fille. »
Le souvenir de s’être agenouillée devant le Saint Empereur romain restait vif dans l’esprit de Cendres. Des cheveux d’argent qui lui cascadaient jusqu’aux genoux ; jeune, balafrée et belle : une femme en harnois milanais complet qui brillait avec tant d’éclat au soleil que les yeux en étaient blessés, qu’elle imprimait sur la rétine des images rémanentes – et qui disait, aussi clairement que si elle l’avait clamé : Voici ce que j’ai remporté en tant que capitaine de mercenaires. Je suis douée.
Ils vont me regarder, maintenant, et se dire : Elle n’a même pas les moyens de se payer une armure de plates. Eh ben, merde, j’en suis réduite au casque et aux gantelets : point final. Tout le reste – les cuissardes de rechange, la cuirasse d’emprunt – est perdu, endommagé sans espoir de réparation, ou par-delà les remparts, avec cette salope de Faris…
Est-ce que ça va suffire ?
Cendres tendit le bras pour saisir la salade d’emprunt, pressant le capitonnage pour que le casque lui aille mieux. Elle leva le menton tandis que Rickard assurait les attaches d’un jaque de livrée propre et sec, et bouclait la sangle de la salade.
« On dirait bien que je vais aller au conseil. Angelotti, Anselm : avec moi. Geraint, je veux un décompte complet de toute la compagnie avant mon retour. Bon, allez, on se remue ! » Un groupe d’hommes se recomposa pour montrer un Angelotti remarquablement propre, quoique désormais accoutré de façon peu spectaculaire ; un Thomas Rochester tout aussi rapidement débarbouillé et revêtu d’un équipement d’emprunt ; et les douze hommes de sa lance comme escorte, avec la bannière de Cendres. Celle-ci prit leur tête, émergeant de l’ombre de la porte pour se retrouver à l’air libre. La cour était encombrée de cochons et de quelques poules, que pourchassaient des enfants qui piaillaient ; elle résonnait du martèlement des appentis d’armurerie qui garnissaient le périmètre intérieur du mur.
Un Bam ! la fit tressaillir de tout son corps – l’impact invisible d’un roc, pas très loin. Animaux et enfants se figèrent simultanément l’espace d’une seconde. Un soleil pâle lui frappa le visage ; elle sentit sa poitrine se contracter aussitôt, sa respiration se faire plus ténue.
« Ils frappent encore à la porte nord-ouest », bougonna Anselm, en regardant machinalement et inutilement le ciel et en levant la main pour boucler sa salade.
À côté de lui, Rickard sursauta. Cendres tendit la main pour lui secouer amicalement l’épaule. De façon inattendue, elle sentit la sueur creuser des sillons dans la crasse de son visage. Mais qu’est-ce qui ne va pas chez moi, tout d’un coup ? C’est simplement la merde habituelle des sièges. Elle se força à avancer pour descendre les marches, vers les hommes et les chevaux dans la cour.
Il y eut un bref moment de confusion auquel elle s’était habituée depuis plus d’une décennie : des hommes en armure montant en selle sur des destriers caparaçonnés ; des étalons dressés, impatients. Tandis que les Bourguignons enfourchaient leurs montures, Rickard amena un étalon louvet, couleur souris, avec des pointes et une queue noires visibles sous les caparaçons.
« Emprunte Orgueil[27], lui dit Anselm. Je ne pense pas que tu aies récupéré des chevaux de remonte en rentrant de Carthage. »
Les yeux noirs brillants du louvet dévisagèrent Cendres, ses naseaux sombres s’écartant. Le ton rude et sardonique d’Anselm appelait l’humour, ou, du moins, la camaraderie.
« Patronne ?
— Quoi ?
— C’est la mauvaise période du mois pour un étalon ? On peut vous trouver un hongre.
— Non. Ça va aller, Roberto. »
Un instant, lorsqu’elle leva la main pour la poser avec fermeté contre le museau doux de l’animal et sentit la tiédeur du souffle du cheval sur sa peau nue et froide, elle s’arrêta tout net, désarmée par le chagrin.
Six mois plus tôt, elle possédait destrier, palefroi et cheval de monte. Ils étaient tous disparus, à présent. Godluc, gris fer, large de poitrail, autoritaire et protecteur. Dame, douceur et gourmandise, une robe d’un brun pelucheux. La couleur gris d’eau sale et la mauvaise humeur du Salopard. Pendant une seconde, la poitrine de Cendres la fit souffrir à la pensée du poulain doré qu’aurait pu avoir Dame, et du caractère vicieux du Salopard (qui lui mordait la jambe quand elle ne s’y attendait pas, lui chatouillait la poitrine de façon tout aussi inattendue), tous perdus dans la déroute de Bâle. Et Godluc – je le jure, pensa-t-elle, avec les yeux qui lui piquaient, la bouche que tordait un humour noir, je jure qu’il me prenait pour un cheval, une jument dissipée ! –, transpercé et tué à Auxonne.
Plus facile de pleurer les chevaux que les hommes ? se demande-t-elle, en se remémorant les morts enterrés à Malte, rocher inhospitalier.
« On te trouvera un autre destrier », lui dit Anselm, apparemment décontenancé de la voir ne rien dire. « Tu ne devrais pas avoir à débourser plus de quelques livres. Il y a eu suffisamment de chevaliers tués qui n’en auront plus besoin.
— Bon Dieu, Anselm, tu es une perpétuelle source de tension en période de réconfort… »
L’Anglais réprima un petit rire. Cendres jeta un coup d’œil aux chevaliers en armure sur leurs destriers, à la richesse et à l’éclat des plaques d’acier courbé. Ses propres armoiries azur et or sur les archers à cheval tranchaient par leur vivacité sur la grisaille matinale. Des hommes en manches de maille et en casque d’acier qui leur découvraient le visage chevauchaient – devina-t-elle – les bêtes de monte que la garnison avait préservées. Les branches d’arc et la hampe striée de sa bannière percèrent les airs. Un regard observateur aurait pu noter des cuissards et des genouillères rouillés, et du cuir de botte noirci et craquelé par l’humidité et le froid.
« … Allons-y. »
Ils chevauchèrent dans le sillage des chevaliers bourguignons, le long d’une rue passante où l’air froid caressait le visage de Cendres. Son escorte prit position autour d’elle. De la poussière volait, emplissant l’atmosphère, et d’anciennes cendres tourbillonnaient sur les pavés, effrayant deux des hongres. Des groupes de gens occupés à discuter au coin de la rue s’écartèrent du passage des gens en armes. Cendres tira les rênes en biais pour éviter un homme qui évacuait d’une échoppe effondrée une pleine charrette à bras de gravats. En l’espace de quelques centaines de mètres, elle nota une demi-douzaine d’hommes du guet dans les foules.
Un nouveau Bam ! sonore et le choc de quelque chose qui atterrissait et éclatait en mille morceaux résonna dans l’air du matin à travers Dijon. Orgueil souleva un panache de vapeur en soufflant dans le froid, et elle le sentit broncher sous elle, mécontent. Une succession d’impacts secs se fit entendre, au nord. Les Bourguignons continuèrent à avancer, adoptant inconsciemment une posture ramassée – des hommes habitués à s’écarter, si vain que cela puisse être, face à ce que le ciel pouvait leur apporter.
« Merde, c’est pas tombé loin !
— Deux ou trois rues d’ici. Ça arrive qu’ils passent toute la journée à jouer aux cons comme ça. » Robert Anselm haussa les épaules. « Du calcaire. Je suppose qu’ils doivent carrément ramener des rocs depuis la route d’Auxonne, à présent. C’est juste du harcèlement. » Venant à la hauteur de Cendres, il désigna d’un mouvement du pouce une église, un peu plus loin dans la rue. Elle constata qu’il n’en restait qu’une coquille noircie. « Quand ils sont vraiment sérieux, ils emploient le feu grégeois.
— Ah, merde.
— Un peu, ouais.
— Je suis montée sur les remparts. Ils doivent avoir plus de trois cents pierrières[28] là-bas », lança Angelotti, d’une voix qui faiblissait. Prudent sur les dalles, il fit approcher son hongre brun sur l’autre côté de Cendres. « Peut-être vingt-cinq trébuchets, à ce que j’ai pu voir, madone. Ils protègent leurs mangonneaux et leurs balistes avec des peaux ; difficile de les dénombrer. Peut-être une centaine d’engins supplémentaires – mais au moins, du très mauvais temps rendra leurs catapultes inutilisables. Par contre…, ils ont les golems. »
Sarcastique, Cendres observa : « Je m’en doutais un peu, oui.
— Mais est-ce qu’on combat ici, madone ? » demanda Angelotti.
Nos options se réduisent sans cesse…
Les officiers bourguignons, forçant l’allure, obliquèrent dans une rue plus étroite, galopant du couvert d’une maison jusqu’à la suivante. Ici, il y avait moins de toits effondrés et de maisons incendiées. Sous les fers des chevaux, les gravats jonchant le pavé rendaient la progression plus incertaine.
Évitant délibérément de répondre à la question d’Angelotti, Cendres interrogea : « Si tu étais leur magister ingeniator[29], Angeli, que ferais-tu, en ce moment même ?
— Je chercherais à saper le rempart nord, ou à fracasser une de ces deux portes. » Les yeux à paupières ovales de l’italien se rétrécirent, regardant au-delà de Cendres pour étudier la réaction d’Anselm. « D’abord pour briser le moral, j’enverrais des hommes escalader le promontoire, afin de me dresser la carte de ce qu’on peut apercevoir de la ville ; ensuite, je concentrerais des tirs de barrage sur des cibles publiques. Les marchés, où les gens se réunissent. Des églises. Des maisons de guildes. Le palais ducal.
— Réponse sans faute ! » s’esclaffa Cendres.
Le nœud dans son estomac et la tension dans sa poitrine s’accrurent tous deux. Un homme en train de clouer désespérément des planches en travers de ses dernières fenêtres s’interrompit au passage de Cendres, retirant son chapeau, puis il plongea par sa porte tandis qu’une nouvelle averse de gravats frappait et sifflait sur les toits.
« Ah, putain ! s’exclama Cendres. À présent, ça me revient, combien je peux détester ces saloperies d’engins de siège. J’aime les choses que je peux approcher à portée de hache !
— Sans déconner ? Faudra que je dise ça à Raimon le charpentier », dit Robert Anselm, sardonique. Face au regard interrogatif de Cendres, il ajouta : « Il a fallu que je nomme un engingneur[30], avec Tony qui avait foutu le camp en Afrique et que je considérai comme mort. »
Les doubles commandements ne vont faciliter la vie de personne…
« Christus Viridianus ! » Cendres secoua la tête. « Bon, ça règle la question de nous retrouver en sécurité à l’intérieur des remparts de Dijon. On est assis en plein dans l’or[31] ! Bon, vas-y, mets-moi à jour, avant qu’on arrive devant ce foutu conseil… Qu’est-ce qui s’est passé, Roberto ?
— D’accord. Au rapport. » Robert Anselm se frotta la main sur le nez. Il y avait une légère gêne dans ce geste, dont Cendres devina qu’il correspondait à une blessure subie durant un assaut wisigoth ; elle savait qu’il n’en parlerait pas à moins qu’on ne lui en parle d’abord.
« Ils nous ont coincés ici après Auxonne. On voyait le ciel en feu, chaque nuit – ils incendiaient les villes, dans la cambrousse. Pour commencer, ils ont dressé leurs engins et leurs canons, nous ont infligé un barrage d’artillerie de première grandeur. Les gros trébuchets ? Ils s’en servaient pour nous lancer des cadavres par-dessus les murs, des chevaux crevés, nos propres morts d’Auxonne. C’est là qu’ils ont installé les lance-flammes devant les trois portes, une quinzaine par porte, en gros, pour couvrir les remparts et la rivière. On a fait sauter le pont sud : ils ont commencé à creuser des sapes par le nord.
— Ils n’en ont pas raté une. » Elle fixa en clignant des yeux le dos des hommes et des chevaux qu’elle suivait, tandis qu’ils entraient sur une place publique plus vaste, où un éboulis de briques bloquait la moitié de la route.
J’aimerais bien ne pas pouvoir me représenter tout ce qu’il raconte.
Mais qu’est-ce qu’il m’arrive ? Ces choses-là ne me gênent jamais !
« Oh, ils ont fait de leur mieux pour bien nous baiser, pas de doute, répondit Anselm d’une voix sombre. Ils nous bombardent depuis fin août, depuis qu’ils ont découvert qu’ils ne pourraient pas prendre la ville directement. Ils ne pouvaient pas installer des bombardes et des engins de siège à l’est de l’Ouche, le sol est trop accidenté, alors ils ont placé leur artillerie au nord et à l’ouest de la ville. De la place, ils ont pilonné tout ce qu’ils avaient à leur portée, selon nous. »
Il regarda par terre, faisant contourner par sa monture un cratère qui dévorait les dalles. Tandis qu’ils le dépassaient, Cendres vit que les murs de grès d’une église étaient criblés de trous.
« Ceux-là ont commencé à déplacer leurs gens vers le quartier sud-est de la ville, ajouta-t-il. Par sécurité. Eh bien, vers le début octobre, à peu près, les Goths ont balancé tout ce qu’ils avaient sur le quartier sud-est. Des pierres. Du feu grégeois.
Saloperies de machines de guerre golems – évidemment qu’ils étaient à portée. Ils voulaient juste donner aux civils une chance de tous s’entasser dans un secteur… Les Bourguignons ont perdu pas mal de soldats, eux aussi. Depuis, c’est un peu : devine où est la cible, et dans quel quartier de la ville veux-tu dormir cette nuit ?
— La tour de la compagnie a l’air solide.
— Ils ont installé les combattants dans des endroits qui soutiendront les bombardements. » Il la regarda. « Et alors, les assauts par vagues humaines ont commencé contre les remparts. C’était chaud. Les enturbannés perdent des hommes – et rien ne les y force. Ils ont deux ou trois putains de sapes en cours de percement. Orientées tout droit vers la porte nord-ouest. L’endroit où tu es arrivée ? Là-bas. Tu descends dans les fondations de la tour de garde, et tu les entends qui approchent, ces salopards. Ils n’ont pas besoin de continuer à s’agglutiner le long des murs contre nous !
— Combien de temps reste-t-il à cette ville ? »
Confronté à une question directe, Robert Anselm ne répondit pas. Il considéra Cendres avec un lent sourire. « Bon Dieu, ma fille, tu as changé de tête, mais il n’y paraît pas, à t’entendre. Carthage t’a pas tant changée que ça.
— Bien sûr que non. Ça fait un peu loin pour une coupe de cheveux, c’est tout. »
Ils échangèrent un regard.
Des vents forts firent claquer au-dessus de sa tête le Lion passant de front. Le groupe d’hommes qui chevauchaient autour d’elle força un peu l’allure, inconsciemment. Elle ne s’y opposa pas.
« Les Goths essaient souvent d’escalader le rempart ?
— Ben, ils ne comptent pas sur la faim et la maladie pour réduire la ville à merci. On a eu foutrement chaud à la porte nord-ouest », reconnut Anselm. Il leva une main, balafrée comme celle d’un forgeron ou d’un fermier, pour faire signe au porte-bannière de ralentir et d’adopter une allure moins affolée. « Tu as discuté avec leur patronne. Les enturbannés veulent Dijon. Peu importe Anvers, Bruges ou Gand. Je suppose qu’ils veulent le duc – s’il ne succombe pas d’abord à ses blessures. Ça signifie qu’il faut donner l’assaut. Ils ont lieu à quelques jours d’intervalle. Parfois la nuit. C’est crétin, comme tactique de siège.
— Ouais. C’est vrai. Mais, quand on regarde au-dehors, ils doivent être quatre ou cinq fois plus nombreux que les Bourguignons… »
Un air cuisant à force d’être froid lui gifla la figure. Au-dessus, des nuages déchiquetés couraient vers le sud sur un vent de hauteur. Une façade blanche – une maison de guilde ? – était visible, maintenant, dominant les têtes de l’escorte bourguignonne. Elle ne reconnut pas un lieu qu’elle aurait vu pendant l’été. Le groupe de cavaliers ralentit pour faire halte. En regardant devant elle, Cendres vit le chef des Bourguignons en discussion animée avec quelques civils au pied des marches menant à la maison de guilde.
« Un toit solide au-dessus de nos têtes, ça serait pas mal, murmura-t-elle en calmant Orgueil. Jusqu’à ce qu’un connard nous balance une tonne de roc dessus, je suppose… »
Le porte-bannière murmura : « Apparemment, on avance, patronne. »
À l'évidence, ils avaient été retardés par un débat sur une question de cérémonie. Alors qu’ils mettaient pied à terre pour entrer dans la maison du vicomte-maire, une bucine de héraut retentit sous l’arche du plafond peint.
Nobles, marchands et le maire de Dijon levèrent les yeux de leurs sièges entourant une longue table en bois de hêtre. La salle tendue de tapisseries s’emplit de leurs voix. Une assemblée d’hommes en armes et de civils se tenait assise, ou restait debout. Quelques-uns, jugea Cendres d’après des hennins perdus dans la foule, devaient être des femmes, épouses de négociants, femmes d’affaires elles-mêmes ou de petite noblesse.
Elle prit note des livrées sur les hommes armés à leurs côtés. Toutes ne provenaient pas de maisons de Bourgogne.
« Des Français ? Des Germaniques ? murmura-t-elle.
— Des nobles réfugiés, répondit Anselm dans une prodigalité de cynisme.
— Qui veulent continuer la guerre contre les Wisigoths ?
— À ce qu’ils disent. »
En harnois complet, le chambellan-conseiller Ternant à ses côtés, Olivier de La Marche se leva de son siège de fonction. Il paraissait épuisé et crasseux, loin de l’homme qui avait commandé l’armée du duc de Bourgogne à Auxonne, se dit Cendres. Elle fronça les sourcils.
« En tant que représentant du duc, déclara sans préambule Olivier de La Marche, je suis heureux d’accueillir en notre sein l’héroïne de Carthage. Damoiselle capitaine Cendres, nous vous souhaitons la bienvenue, à vous et à vos hommes. Bienvenue ! »
La Marche s’inclina, avec cérémonie, devant elle.
« La… » Cendres conserva son impassibilité au prix d’un effort. L’héroïne de Carthage ! Elle s’inclina en retour, comme d’habitude, sans savoir si une révérence n’aurait pas mieux convenu. « Je vous remercie, Messire. »
On libéra rapidement des sièges en tête de la table. Elle s’assit, grommelant sous cape à l’adresse de ses officiers : « L’héroïne de Carthage ? L’héroïne ! »
Le visage sévère de Robert Anselm parut rajeunir de vingt ans tandis qu’il étouffait un rire. « Me demande pas ça à moi. Dieu seul sait les rumeurs qui ont circulé par ici !
— Des rumeurs trompeuses, madone ! » renchérit Angelotti d’une voix douce.
Cendres finit par sourire. « Bon. Héroïne, par accident. Eh bien, ça compense les dizaines d’actions absolument splendides que j’ai accomplies sans que personne n’ait jamais rien remarqué ! » Elle recouvra son sérieux. « Le problème, quand on est un héros, c’est que les gens attendent de vous des choses. Je ne crois pas que l’héroïsme soit mon rayon, les gars. »
Anselm lui assena sur l’épaule une bourrade, retenue et très rapide. « Ma fille, je ne crois pas que tu aies le choix ! »
Thomas Rochester et l’escorte prirent place derrière eux. Cendres jeta un coup d’œil alentour, se félicitant de porter le pourpoint ostentatoire et dispendieux d’Angelotti, apercevant sur les visages des attablés toutes les réactions, allant du mépris jusqu’à l’admiration. Elle sourit, largement, à l’homme qui lui faisait face, dont la chaîne de vicomte maire de Dijon reposait sur ses robes somptueuses, un homme enveloppé de fourrures et de velours, qui fulminait sous cape face à l’héroïne de Carthage.
« Oui, madone, déclara Angelotti avant qu’elle ait pu prendre la parole, voici l’homme qui n’autorisait pas les marchands à nous faire crédit quand nous sommes arrivés de Bâle et que tu étais souffrante. Le vicomte maire, Rickard Folio.
— Il nous a traités de pouilleux de mercenaires, non ? » Cendres eut un sourire radieux. « Je doute qu’il ait été répéter ça à John de Vere ! Ainsi va la Rota Fortuna[32]. »
Cendres considéra autour d’elle l’assemblée de Bourguignons et de nobles étrangers présents, ceux qui avaient précédence siégeant à la longue table, les autres emplissant la salle jusqu’aux murs derrière eux. Un air de désespérance agressive, familier à Cendres après d’autres sièges, pesait sur eux. Quant aux frictions qui pouvaient régner entre les seigneurs, les bourgeois, le vicomte maire et le peuple de Dijon lui-même, elle décida qu’elle ne s’en soucierait pas pour le moment.
« Nous vous souhaitons la bienvenue », conclut La Marche en s’asseyant.
Elle croisa son regard, se dit : Allez, flanquons le chat au feu, pour voir ! et prit la parole. « Messire, il nous a fallu, à mes hommes et à moi, deux bons mois pour venir ici, depuis Carthage. Mes renseignements ne sont ni récents ni fiables. J’ai besoin de savoir, au nom de ma compagnie, la force de cette ville et quelle proportion du territoire bourguignon résiste encore aux Wisigoths ?
— Nos terres ? bougonna La Marche. Le duché, la Franche-Comté, le Nord ; la Lorraine n’est pas certaine… »
Un noble au visage fin martela la table du poing et se tourna vers Olivier de La Marche. « Vous voyez ! Notre duc devrait y songer. J’ai des terres dans le Charolais. Où est sa loyauté envers notre roi ? Si seulement vous demandiez la protection du roi Louis…
— … ou que vous invoquiez les liens féodaux qu’il a avec l’empire… »
Cendres s’aperçut à peine que la deuxième voix parlait en allemand quand les deux chevaliers bourguignons, presque à l’unisson, achevèrent : « … et que vous signiez la paix avec le roi-calife ! »
Anselm marmonna : « Et merde, pourquoi pas ? Tous les autres royaumes de la Chrétienté l’ont bien fait ! »
La centaine d’hommes et de femmes présents dans la salle commença à vociférer, en quatre langues différentes, pour le moins.
« Silence ! »
Le cri à pleine gorge de La Marche – on doit même l’entendre par-dessus le son du canon ! se dit Cendres – résonna contre les madriers au plafond et ramena dans la salle du conseil un silence tout en froissements.
« Bon Dieu, quelle bataille de chiffonniers ! » marmonna Cendres. Elle s’aperçut qu’on l’avait entendue et sentit son visage lui cuire. La crainte – de l’armée au-dehors, d’une jumelle, de tout ce Sud incestueux, de toutes les réponses qui ne venaient pas, là-bas ou ici – la mettait de mauvaise humeur. Elle adressa un haussement d’épaules à La Marche. « Je vais être franche. Je me demandais ce que Cola de Monforte et ses gars foutaient dehors avec les Wisigoths. Je commence à comprendre. La Bourgogne est en train de péter aux coutures, non ? »
Chose inattendue, le chambellan-conseiller qui siégeait aux côtés de La Marche, Philippe Ternant, rit doucement. « Non, damoiselle capitaine, pas plus que d’habitude ! Ce sont des querelles de famille. Ils s’échauffent quand notre père le duc n’est pas dans la pièce. »
Cendres, en voyant les yeux d’un bleu délavé et les mains tachées par l’âge de Ternant, évalua son expérience probable de la politique bourguignonne. Elle lui répondit avec politesse : « Comme vous dites, Messire », et jeta un regard rapide vers Robert Anselm.
J’ai besoin de prendre des décisions ! Je croyais – si nous arrivions ici – que nous aurions au moins un temps pour reprendre notre souffle…
« Qu’est-ce que la Bourgogne ? » demanda La Marche, en tournant vers Cendres son visage tanné par les éléments. « Damoiselle capitaine, que sommes-nous ? Ici, au sud, nous sommes deux Bourgognes : à la fois le duché et le comté. Ensuite, la province conquise, la Lorraine. Et tous les territoires au nord : le Hainaut, la Hollande, les Flandres[33]… Ce que notre duc ne doit pas en féal français au roi Louis, il le doit en féal impérial à l’empereur Frédéric ! Damoiselle, nous parlons le français dans les deux Bourgognes, le hollandais et le flamand en Flandres, et le germanique de l’empire au Luxembourg ! Une seule chose nous retient ensemble – un homme –, le duc Charles. Sans lui, nous nous effondrerions à nouveau en une centaine de territoires querelleurs appartenant à d’autres royaumes[34]. »
Philippe Ternant parut amusé. « Messire, quoique je m’incline devant vos prouesses militaires, laissez-moi vous dire que nous sommes également liés par un chancelier, une cour de justice et un système d’impôts unique…
— Et combien de temps tout cela durerait-il, sans le duc Charles ? » La main d’Olivier de La Marche s’abattit à plat sur la table de bois, avec un fracas qui fit sursauter tout le monde dans la salle bondée. « Le duc nous unit tous ! »
Un aperçu de tissu vert : Cendres découvrit la présence d’un abbé, dont le visage était dissimulé à sa vue dans la presse de corps emplissant plus loin la salle de guilde.
« Nous sommes l’ancien peuple germanique des Burgondes… », déclara l’abbé, toujours invisible, « … et nous étions le royaume d’Arles, quand la Chrétienté se partageait en Neustrie et Austrasie. Nous sommes plus anciens que les ducs de Valois. »
Sa voix grave rappela brièvement à Cendres Godfrey Maximillian : elle n’eut pas conscience du pli profond qui marqua la peau entre ses sourcils d’argent.
« Les noms importent peu, messire de La Marche. Ici, dans les forêts du sud, là-bas dans les villes du nord, nous constituons un seul peuple. De la Hollande jusqu’au lac de Genève, nous ne faisons qu’un. Notre seigneur, le duc, en est l’incarnation, comme l’était son père avant lui ; mais la Bourgogne survivra à Charles de Valois. De cela, je suis certain ! »
Dans le silence, Cendres se retrouva en train de dire sur un ton pensif : « Pas s’il n’y a personne pour agir face à l’armée wisigothe au-dehors ! »
Des visages se tournèrent vers elle, des disques blancs dans le soleil qui se déversait à présent par les anciennes fenêtres de pierre.
« Le duc nous unit. » Le vicomte maire, Folio, prit la parole. « Et donc, puisqu’il se trouve ici, le nord descendra au sud pour venir à notre rescousse. »
Vraiment ? Réfrénant un espoir subit, aveugle, Cendres se tourna vers La Marche. « Que disent les nouvelles du nord ?
— Le dernier message parlait de combats autour de Bruges ; mais cette nouvelle avait déjà un mois quand elle est arrivée. Les armées de dame Marguerite ont pu remporter une victoire, depuis.
— Est-ce qu’ils viendront ? Juste pour une ville assiégée ?
— Dijon n’est pas simplement une ville assiégée », corrigea le chambellan-conseiller, Philippe Ternant, en regardant Cendres. « Vous vous trouvez ici au cœur de la Bourgogne, dans le duché même.
— Mon duc, reprit Olivier de La Marche, a écrit, il y a trois ans, que Dieu a institué et ordonné les princes pour gouverner les principautés et les seigneuries afin que les régions, les provinces et les peuples soient conjoints et organisés dans l’union, la concorde et une loyale discipline[35]. Puisque le duc se trouve ici… ils viendront. »
Sur le point de demander : Quelle est la puissance des forces, au Nord ? Cendres se vit interrompre.
Olivier de La Marche, sur un ton vif à présent, lui dit : « Damoiselle capitaine, vous et vos hommes avez vu plus récemment ce qui s’étend au-delà de ces murailles.
— À Carthage ? »
Le visage tanné de La Marche se tordit, comme sous l’effet d’une douleur. « Dans ce que vous avez vu au sud de la Bourgogne tout d’abord, Damoiselle. Nous avons eu peu d’informations sur les terres au-delà de nos frontières, ces deux derniers mois. Sinon qu’il y a chaque jour des réfugiés sur les routes en dehors de la ville.
— Oui, messire. » Cendres se mit de nouveau debout et s’aperçut que c’était pure habitude, pour qu’ils voient qu’elle était une femme portant l’épée, même si elle ne portait pas d’armure et que la chose ne soit par conséquent pas usuelle[36]. Je n’ai pas coutume d’être une héroïne d’où que ce soit…
« Nous sommes arrivés par les territoires du roi de France, sous les Ténèbres, commença-t-elle. On dit là-bas que le Noir s’étend au nord jusqu’à la Loire – du moins, c’est ce qu’on racontait il y a deux ou trois semaines. Nous n’avons pas vu de combats… » Elle eut un sourire, tout en dents. « Pas contre les Wisigoths, en tout cas. Je suppose donc que le traité de paix tient.
— Les sales bâtards ! » cracha La Marche, explosant. Certains des princes marchands furent choqués par ce langage, mais pas, jugea Cendres, comme s’ils se désolidarisaient du sentiment exprimé de la sorte. Une rumeur monta des quelques chevaliers réfugiés français présents.
Cendres haussa les épaules. « Voilà bien l’universelle Aragne[37].
— Dieu le putréfie », commenta La Marche, de sa voix au volume des champs de bataille. Marchands et nobles, qui auraient frémi devant la voix de stentor du champion en temps de paix, semblaient désormais estimer, jugea Cendres, que le colosse bourguignon était leur dernier espoir.
« Dieu le putréfie, lui et Frédéric le Germanique[38] ! » acheva La Marche.
Elle eut un bref souvenir de ces nobles réfugiés germaniques et français, lorsqu’ils se tenaient dans la cathédrale de Cologne pour son mariage avec Fernando del Guiz : tous avec des livrées pimpantes et des visages bien nourris à l’époque. Ce n’était plus le cas.
« Messire… »
Trouvant son second souffle, La Marche frappa du poing sur la longue table. « Pourquoi leurs terres devraient-elles être épargnées, à ces félons, à ces salopards ? Simplement parce que ces petites merdes prosternées ont signé des traités avec ces enfoirés de Wisigoths ?
— Nous ne sommes pas tous des traîtres ! » Un chevalier en armure maximilienne se leva d’un bond, abattant son gantelet de plate sur la table. « Et nous autres, au moins, ne souhaitons pas continuer à nous terrer derrière ces murailles, homme du duc ! »
La Marche l’ignora. « Quoi d’autre, Damoiselle capitaine ?
— Il n’y a pas grand-chose qui ait été épargné à leurs terres. Quel que soit le vainqueur de cette guerre… il va y avoir une gigantesque famine. » Le regard de Cendres fit le tour de la table, vers des visages aux bajoues quelque peu entamées par le rationnement.
Des bourgades qui avaient été prospères sur les rivières du sud de la Bourgogne, des abbayes qui avaient été riches, tout cela n’existait plus que dans son souvenir, sous un pâle soleil d’automne. Incendiées, désertées.
« Je ne sais pas comment sont vos réserves, ici, à Dijon. Rien ne viendra jusqu’à vous, même si les Wisigoths n’avaient pas cadenassé ces lieux. J’ai vu tant de fermes et de villages à l’abandon en faisant route vers le nord que je ne puis les dénombrer, messires. Il ne reste plus personne. Le froid a gâté les récoltes. La pourriture règne sur les champs. Il ne reste plus ni bétail ni porcs : ils ont été dévorés. En chemin, nous avons vu des bébés abandonnés, exposés au froid. Il n’est pas une bourgade qui ait survécu, entre Dijon et la mer.
— Ce n’est pas une guerre, c’est une obscénité ! gronda un des marchands.
— C’est une mauvaise guerre, corrigea Cendres. On n’éradique pas ce qui rend une terre productive quand on essaie de la conquérir. Il ne reste plus rien pour le vainqueur. Messire, je suppose que vos réfugiés, là dehors, se tournent vers la Savoie, ou le sud de la France, ou même les Cantons. Mais la situation n’est pas meilleure là-bas – et ils se retrouveront sous les Ténèbres. Il y a encore du soleil au-dessus de la Bourgogne du Sud. Mais à l’extérieur, c’est déjà l’hiver. C’est l’hiver depuis Auxonne, aussi loin que je puisse voir. Et ça va rester ainsi.
— Un hiver comparable à celui des Russies. »
Cendres tourna la tête en reconnaissant la voix de Ludmilla Rostovnaya – l’arbalétrière se tenait auprès de Thomas Rochester. Elle lui fit signe de poursuivre.
Le haut-de-chausses rouge et le justaucorps rouille de Ludmilla Rostovnaya étaient raides de suif de chandelle, sous son manteau. Elle se dandina d’un pied sur l’autre, consciente des regards tournés vers elle, et s’adressa plutôt à Cendres qu’à l’assemblée des nobles.
« Plus loin, au nord, l’hiver s’accompagne de glace, dit-elle. Par grandes plaques, huit mois par an. Il y a des hommes dans mon village qui se souviennent d’avoir vu le port du tsar Pierre[39] pris par les glaces en juin, les navires se brisant comme des coquilles d’œuf. Ça, c’est un hiver. Voilà à quoi ressemblait Marseille, quand nous avons débarqué. »
Un prêtre à l’autre bout de la table, entre deux chevaliers bourguignons, prit la parole : « Vous voyez, messire de La Marche ? C’est ainsi que je vous l’avais dit. En France et dans les principautés germaniques, en Italie et en Ibérie orientale, on ne voit plus le soleil – et pourtant, celui-ci ne nous a point totalement abandonnés, ici. Une partie de sa chaleur doit bien toucher la terre, encore. Nous ne sommes pas encore Sous la Pénitence. »
Cendres ouvrit la bouche pour dire : Pénitence, mon cul ! Ce sont les Machines sauvages ! et la referma. Elle regarda ses officiers. Robert Anselm, lèvres serrées, secoua la tête.
Antonio Angelotti la consulta d’abord d’un coup d’œil pour quêter une permission, puis il parla : « Messires, je suis maître artilleur. J’ai combattu dans les terres Sous la Pénitence, avec le seigneur amir Childéric. Il faisait chaud, là-bas. Comme pendant des nuits douces. Pas assez pour faire pousser des plantes, mais ce n’était cependant pas l’hiver. »
Cendres remercia d’un hochement de tête l’arbalétrière et le maître artilleur.
« Angelotti dit vrai. Je vais vous dire ce que j’ai vu, il n’y a pas deux mois, messires – il ne fait plus chaud, à Carthage. Il y a de la glace sur le désert. De la neige. Et le froid augmentait encore quand j’en suis partie.
— S’agit-il d’une Pénitence accrue ? » Le prêtre – encore un abbé, à voir sa Croix des Ronces pectorale – se pencha en avant. « Sont-ils d’autant plus damnés, désormais, maintenant qu’ils suivent les conseils de démons ? Cette punition renforcée se propagera-t-elle au fil de leurs conquêtes ? »
La Marche, d’un œil sagace, croisa le regard de Cendres. « Les dernières nouvelles font état d’une obscurité impénétrable qui couvre au nord la France jusqu’à Tours et Orléans, désormais ; qui couvre la moitié de la Forêt-Noire ; s’étend à l’est jusqu’à Vienne et à Chypre. Seules nos terres au milieu, et jusqu’aux Flandres, voient encore le soleil[40]. »
Ah, merde ! La Bourgogne est le seul pays… ?
— Je ne sais rien des terres des Ottomans. Pour ce que je sais… oui, Damoiselle capitaine. Chaque jour, le Noir s’étend vers le nord. On ne voit plus le soleil que sur la Bourgogne, désormais. » Olivier de La Marche poussa un grognement. « En sus de ceux que vous voyez s’enfuir, nous avons des hordes de réfugiés qui pénètrent sur nos terres, Damoiselle capitaine. À cause du soleil.
— Nous ne pouvons pas les nourrir », protesta le vicomte maire, ulcéré, comme si cela faisait le sujet d’un long débat.
« Employez-les ! rugit le chevalier germanique qui avait déjà parlé. La guerre cessera pendant l’hiver. Nous pourrions nous libérer de cette vérole de ville, dès que le printemps reviendra, et livrer une bataille décisive. Engagez-les de force et entraînez-les ! Nous avons l’armée du duc, nous avons ici l’héroïne de Carthage, la damoiselle Cendres : au nom de Dieu, battons-nous ! »
Cendres fit une grimace, imperceptible, à la fois à la mention de son nom et au ricanement étouffé de Robert Anselm. Elle attendit que le délégué du duc renchérisse, qu’il propose à l’héroïne de Carthage d’accomplir quelque exploit héroïque et, sans nul doute, risqué, afin d’aider à faire lever le siège.
Pas question de livrer une guerre sans espoir. Il n’existe pas de fortunes assez vastes pour nous payer de cela.
Mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire ?
Olivier de La Marche, comme si le chevalier germanique n’avait pas parlé, demanda avec brusquerie : « Damoiselle capitaine Cendres, l’armée wisigothe va-t-elle rester en place, maintenant ? Dans quelles proportions Carthage a-t-elle été détruite ? »
La blanche maçonnerie des fenêtres en ogive luisait, le soleil jouant entre des nuages. Du givre scintillait sur la pierre. Une odeur de brûlé entra, suspendue dans l’air glacé, par-dessus le grand feu que les serviteurs entretenaient dans l’âtre. Cendres sentit sur ses lèvres le goût du froid.
« Rien de comparable à ce que conte la rumeur, messire. Un séisme a jeté à bas la Citadelle. Je crois que le nouveau roi-calife, Gélimer, a survécu. » Elle répéta, pour plus d’emphase : « Messire, il neige sur la côte d’Afrique – et ils ne s’y attendaient pas davantage que nous. Les amirs que j’ai rencontrés ont une trouille bleue. Ils ont lancé cette guerre sur l’ordre de leur roi-calife et, à présent, les terres qu’ils ont conquises sont sous l’Ombre et, chez eux, à Carthage, ils se gèlent les couilles. Ils savent que l’Ibérie est le grenier à blé de Carthage – et ils savent que, si le soleil ne revient pas, ils n’auront pas de récolte, l’an prochain. Tout comme nous. Si tout ceci se prolonge…, la situation sera pire, d’ici six mois. » Presque une centaine de visages lui rendent son regard, civils et soldats, certaines escortes des nobles, probablement, inévitablement, à la solde des hommes à l’extérieur des remparts de Dijon. « Tout le reste, annonça-t-elle d’une voix égale, ne s’adresse pas au conseil public, mais à votre duc. »
Sur son geste pour les congédier, un brouhaha envahit la salle, émanant en particulier des chevaliers et des nobles étrangers. Olivier de La Marche le couvrit sans effort :
« Ce froid provient-il de ces démons dont parlent vos hommes ? Ces Machines sauvages ? »
Échangeant un coup d’œil avec Robert Anselm, Cendres songea : Merde. Mes gars ont de grandes gueules. Je parie qu’il y a une bonne cinquantaine de versions plus ou moins déformées qui courent.
« J’essaie d’arrêter les rumeurs. Le reste s’adresse à votre duc », répéta-t-elle avec entêtement. Je ne vais pas me faire remballer parmi les sous-fifres !
La Marche la regarda franchement en face, se refusant à laisser les choses en l’état. La tension raidit douloureusement les épaules de Cendres. Elle se massa les muscles de la nuque, sous le revers du col de sa cotte. Cela n’atténua pas la douleur. En considérant leurs visages blêmes, tous tournés vers elle dans la lumière de la matinée, elle ressentit un sursaut de peur au ventre. Des souvenirs la glacèrent, des voix qui disaient :
« NOUS AVONS PUISÉ AU SOLEIL ! »
« Sale catin de mercenaire ! » s’écria quelqu’un, en allemand. On ne put plus rien entendre pendant les cinq minutes qui suivirent, le conseil et les chevaliers étrangers élevant la voix dans une dispute et des débats féroces et exaltés. Cendres posa les mains sur la table et y appuya tout son poids, un instant.
Anselm s’accouda sur le dossier de son siège, se penchant derrière elle pour discuter avec Angelotti.
Je devrais m’asseoir, songea-t-elle, et les laisser poursuivre. Il n’y a rien à espérer de tous ces gens !
« Messire de La Marche. » Elle attendit que le représentant du duc ramène son attention vers elle.
« Damoiselle capitaine ?
— Moi, j’ai une question à vous poser, messire. »
Sans cette question, j’aurais pu me passer d’assister à ce foutu conseil !
Elle prit sa respiration. « Si j’étais le roi-calife, je n’aurais pas lancé une croisade ici sans éliminer d’abord les Ottomans. Et si je l’avais fait, je chercherais à peu près en ce moment à conclure une paix – les Wisigoths doivent tenir la plus grande partie de la Chrétienté. Mais les Goths ne s’arrêtent pas. Vous dites qu’ils se battent à Gand et à Bruges, au nord, qu’ils écrasent la Lorraine. Ils sont ici, à Dijon. Messire, dites-moi, qu’y a-t-il de si important ici ? Pourquoi la Bourgogne ? »
Une voix de femme parla avant que le représentant du duc ne le puisse, sur le ton qu’on emploie pour citer un proverbe : « De la santé de la Bourgogne dépend la santé du monde.
— Hein ? »
Cette voix éveillait des souvenirs en Cendres.
Elle se pencha plus avant sur la table et se retrouva face au visage blême et pincé de Jeanne de Châlon.
Pour une fois, elle se félicita de l’absence de Floria del Guiz.
Soudain, elle frémit au souvenir d’août à Dijon, et de la mort qui avait suivi la révélation que Floria del Guiz était une femme. Mais pourquoi ? Il y a eu d’autres morts, depuis celle-là. L’homme que j’ai tué aurait pu périr au combat, depuis lors.
« Mademoiselle. » Cendres fixa la tante de la chirurgienne. « Avec tout le respect que je vous dois…, je ne cherche pas des fatras superstitieux : je veux une réponse ! »
Les yeux de la Bourguignonne s’écarquillèrent, le choc se lisant sur son visage. Elle s’écarta de la table en trébuchant, se frayant un passage à travers la foule déroutée et les serviteurs, et s’enfuit.
« Tu fais toujours cet effet-là aux gens ? grommela Anselm.
— Je crois qu’elle vient subitement de se souvenir que nous nous sommes déjà rencontrées. » Un sourire ironique tordit les lèvres de Cendres, pour s’effacer rapidement. « De la santé de la Bourgogne… »
Un chevalier français compléta : « … Dépend la santé du monde. C’est un vieux proverbe, et fabriqué, qui plus est ; rien de plus qu’une autojustification des ducs de Valois. »
Cendres jeta un coup d’œil à la ronde. Aucun chevalier bourguignon ne semblait vouloir intervenir.
Le chevalier français ajouta : « Damoiselle capitaine, cessons ces calembredaines sur les démons. Nous ne doutons pas que l’armée wisigothe possède force engins et machines. Il nous suffit de regarder du haut des remparts pour le constater ! Je ne doute pas qu’ils détiennent de plus nombreux engins encore dans leurs villes du Sud, peut-être plus grands que ceux d’ici. Vous dites les avoir vus. Soit. Mais qu’en est-il de ceux-ci ? C’est ici que nous devons combattre la croisade wisigothe ! »
Une rumeur d’approbation courut tout autour de la salle. Cendres nota qu’elle émanait surtout des chevaliers étrangers. Les Bourguignons – La Marche en particulier – avaient seulement une expression sévère.
« Nous en savons plus long », murmura Antonio Angelotti en aparté.
Cendres lui intima silence d’un geste.
« Supposons, messire… ? » Cendres attendit que le chevalier français réponde :
« Armand de Lannoy.
— … Supposons, messire de Lannoy, que les Wisigoths ne livrent pas cette guerre avec leurs engins. Supposons que ce soient les engins qui combattent, en se servant des Wisigoths. »
Armand de Lannoy claqua ses paumes contre la table. « Ce sont des insanités, et les insanités d’un laideron, qui plus est ! »
Elle en eut le souffle coupé. Cendres s’assit, dans un brouhaha de français et d’allemand.
Et merde, songea-t-elle avec morosité. Fallait bien que ça arrive. Je ne peux plus compter sur mon apparence pour m’en servir. Merde. Merde.
Derrière elle monta un grondement sourd, rocailleux, venu de Robert Anselm, pratiquement identique à celui qu’auraient pu émettre les mastiffs, Brifault et Bonniau.
Elle lui saisit le bras. « Laisse… courir. »
La voix d’Olivier de La Marche se fit entendre, un beuglement qui déchira les airs dans la salle, fit monter l’adrénaline dans le corps de Cendres même si cet aboi ne lui était pas destiné. Le chevalier français, Lannoy, et lui se tenaient tous deux face à face et échangeaient des éclats de voix de chaque côté de la table.
Cendres fit la grimace. « C’est pire qu’à la cour de Frédéric ! Bon Dieu. La Bourgogne se portait mieux que ça, à notre premier passage.
— Les lieux n’étaient pas envahis de réfugiés factieux, madone, intervint Angelotti, et d’ailleurs, le duc régnait, à ce moment-là.
— J’ai envoyé Floria discuter avec les médecins. Pour voir dans quel état il se trouve vraiment. » Consciente d’un désordre au sein de l’escorte de Thomas Rochester, derrière elle, Cendres tourna la tête. Les hommes d’armes s’écartèrent pour laisser passer le vénérable chambellan-conseiller de Bourgogne.
« Messire… » Cendres se remit debout précipitamment.
Philippe Ternant la considéra un moment. Il posa la main sur l’épaule d’un jeune garçon à côté de lui, un page en pourpoint blanc aux manches bouffantes, avec des aiguillettes d’or pour lacer le pourpoint à son haut-de-chausses.
« Vous êtes convoquée. Jean, ici présent, va vous guider, dit-il d’une voix basse. Damoiselle capitaine, j’ai ordre de vous conduire auprès du duc. »